un peu de tout, un peu partout

retour de la vallée du vent

L’autre soir je suis allé voir Nausicaä de la Vallée du Vent de Hayao Miyazaki dans une projection publique. Après la projection on a un peu discuté avec les organisatrices de la soirée et le public. On a dit plein de trucs mais y’a des éléments qu’on n’a pas abordé et que je voulais écrire icitte pour les sortir de ma tête et en garder une trace avant d’oublier*.

Bon déjà le film est vraiment cool. Même si le film date de 1984, l’animation n’a pas pris une seule ride (bon ok peut-être une ou deux, mais rien d’horrible). Tous les designs des personnages, des animaux, des véhicules, des décors d’arrière plan sont excellent et vraiment uniques ! Les inspirations médiévales, mongoles et japonaises sont mélangées avec du post-apocalyptique genre Mad Max (mais plus coloré), le tout de façon très intelligente et cohérente. J’étais complètement emporté par l’univers visuel. Et je pense pas être le seul, puisqu’à mon avis l’esthétique du film a grandement infusé dans la culture japonaise jusqu’à aujourd’hui ; j’y reviendrais plus loin. Il me semble aussi que le film s’est beaucoup beaucoup inspiré des images de la guerre du Viet-nam. Elle s’est terminée 10 ans auparavant et les images du conflit ont fait le tour du monde. Plusieurs plans du film, notamment des explosions au loin dans la forêt avec la “caméra” placée au dessus la canopée, me rappellent des images de conflits de la “Guerre froide”.

Par ailleurs, le film dure presque 2 heures mais y’a pas de longueurs. Au contraire, je trouverais presque que ça va un peu vite, surtout vers la fin. L’histoire est vraiment super, mais elle aborde beaucoup de sujets et rarement en profondeur à mon goût. De ce fait, je trouve la fin un peu frustrante. On sent qu’il y a une suite, mais qu’on ne nous la raconte pas. J’ai appris après la projection, grâce aux organisatrices, que Nausicaä était d’abord un manga avant d’être adapté en film, et que l’histoire du manga est beaucoup plus fournie. Ça confirme donc ma déception une fois arrivé au générique. Mais il y a d’autres aspects qui m’embêtent avec la fin, j’y reviendrais plus tard. Malgré tout, les personnages sont très bien incarnés et bien développés. Nausicaä elle-même est hyper intéressante et inspirante ; ça ne m’étonne pas que beaucoup de jeunes filles se soient identifiées à elle en voyant le film. Mais il y a aussi beaucoup de personnages secondaires très bien travaillés, ce qui renforce l’impression que l’univers du film est plus large que les 2 heures du métrage.

Pendant l’échange après la projo, on a surtout parlé des thèmes abordés dans le film. De l’écologie et de l’animalisme, de la spiritualité, du pacifisme, du personnage de Nausicaä comme figure féministe, etc. Encore une fois, le film aborde beaucoup de sujets. On peut donc en faire beaucoup de lectures différentes. Mais il y a quelques points qu’on n’a pas abordé, ou quelques nuances qu’on n’a pas développé **. Voici donc mes quelques remarques.

D’abord sur l’aspect féministe du film. Il y a beaucoup de personnages féminins forts, Nausicaä la première. De plus, on apprend rapidement que les nations qui composent l’univers du film sont toutes dirigées par des femmes. On a dit, pendant la discussion, que le film est assez puissant sur ce sujet pour être toujours pertinent 40 ans après sa sortie. C’est vrai, mais ça l’est d’autant plus que c’est un film japonais. La condition des femmes au Japon est aujourd’hui très contrainte par une hiérarchie très rigide et des normes patriarcales qui organise leur exploitation par la classe des hommes (comme c’est le cas aussi, au hasard, en France hein). On peut imaginer sans peine que c’était aussi le cas au moment de la sortie de Nausicaä, au milieu des années 1980. On connait l’attachement de Miyazaki à mettre en scène des personnages féminins forts, indépendants, complexes. J’aimerais bien savoir où il était et comment il a vécu les années 1968-1970 au Japon, à un moment où les luttes féministes ont fait un bond en avant (bien que temporaire). Nous, occidentaux/occidentales et blancs/blanches, recevons les personnages féminins de Miyazaki avec beaucoup de joie et d’intérêt, et on s’y projette facilement. Par exemple, l’une des organisatrices a expliqué s’être beaucoup identifiée à Nausicaä étant petite. Mais c’est triste de constater, 40 ans après, que ça ne semble pas avoir le même impact au Japon. C’est probablement l’une des limites de l’interprétation féministe du film. Certes le personnage de Nausicaä est vraiment hyper cool, bien écrit, indépendant, en somme un très bon role model, comme on dit. Mais a quel point l’a-t-il été concrètement ? Selon moi, il faut beaucoup relativiser ce concept de “modèle”, surtout à travers les œuvres de fiction. Je trouve que c’est une manière d’aborder le féminisme d’un point de vue individuel. Comme si l’émancipation des femmes n’était qu’une question de trouver le “bon modèle”, la “bonne personne” à suivre pour être éveillée, libérée, un peu comme du développement personnel. Or, malgré toute la bonne volonté et tous les efforts que l’ont peut faire pour s’inspirer de tel ou tel modèle, s’extraire de sa condition (qui plus est, une condition régie par un système de domination et d’exploitation vieux de plusieurs siècles et fortement ancré dans les consciences et les mœurs) n’est pas aussi simple. Les “modèles” ne suffisent pas. L’émancipation passe par la lutte collective, et ça les japonaises l’ont bien compris.

À propos de la fin du film : il y a plusieurs choses qui me gênent. Ici je vais pas me gêner de spoiler à fond, donc si vous n’avez pas vu le film et que vous ne voulez pas que je vous divulgâche tout, vous pouvez partir (allez lire autre chose, genre un livre jsp).

D’abord, et c’est quelque chose de très personnel, toute la symbolique christique autour de Nausicaä, ça me turbo gonfle. Elle meurt pour laver les péchés des humains, puis est finalement ressuscitée pour incarner la bonne parole. Je trouve déjà que c’est mis en scène de façon très lourde, aucune subtilité là-dedans, et aussi ça vient contaminer le message final du film. En définitive, on nous dit qu’il faut se tourner vers un(e) leader providentiel(le) qui apportera le Salut de l’humanité à lui/elle-seul(e). De ce fait, il y a concrètement 2 sortes de personnages dans le film : les aristocrates, à la fois au sens des personnages nobles du film, mais aussi au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les “meilleurs”, les plus doués, intelligents, bons, courageux, et qui font avancer l’histoire du film ; et il y a les autres (soldats, villageois, enfants, vieillard(e)s) qui se soumettent aux premiers. Oui, c’est caricatural, mais la plupart des personnages qui font avancer l’histoire sont des aristocrates : Nausicaä maitrise son planeur, est une (proto)-scientifique (elle cultive des plantes dans sa cave pour comprendre comment le monde s’est effondré), c’est une combattante, elle est courageuse et bonne, et va jusqu’à se sacrifier ; Yupa Miralda est un aventurier, on nous dit que c’est un grand combattant, et on le voit lorsqu’il tient tête aux soldats Tolmèques (les chevaliers) ; la princesse Tolmèque, Kushana, est une chef de guerre, qui a combattu jusqu’à en perdre son bras gauche, mais sait reconnaitre la bonté de Nausicaä ; le prince de la cité de Pejite, Asbel, veut sauver son peuple en combattant les Tolmèques, et lorsque les Pejites emprisonnent Nausicaä, il convainc sa propre mère (donc la reine de Pejite) de la libérer Nausicaä pour partir sauver le monde (en gros). Pour nuancer ma critique, je dirais que les villageois de la Vallée du Vent ne sont pas complètement effacés non-plus : iels se rebellent contre l’envahisseur Tolmèque et les mettent en déroute. Mais malgré tout, à la fin, ce sont toujours les áristoi (les “meilleurs”) qui sont les héros, les figures vers lesquelles ont se réfère comme guide ; et iels sont mis en scène de cette manière. C’est surtout vrai pour Nausicaä, dont la bonté sans faille est magnifiée et presque érigée comme une idéologie.

Ensuite, c’est une fin semi-heureuse où, certes beaucoup de gens sont morts à cause de la guerre entre la nation Tolmèque (ceux avec des chevaliers et de tanks) et la nation de Pejite (ceux avec des avions rouges), mais au moins la Vallée du Vent n’a pas été ravagée par le troupeau d’Omus (les big insectes là). En s’arrêtant à ça, on peut prendre le film comme un message écolo mignon, tout bisounours, genre “aimez la nature et vous verrez ça vaut le coup” ; du Pierre Rabhi sous anti-dépresseur. Mais une analyse écologiste conséquente ne peut pas faire abstraction du contexte social. Et dans le contexte du film, à la fin, les rapports de forces entre les nations et les rapports sociaux internes aux nations sont inchangés. Non-seulement ce sont les aristocrates qui sont les héros, mais en plus iels conservent leur place hiérarchique à la fin du film ! La Vallée du Vent ne semble pas s’être transformée en commune autogérée démocratiquement par tous les villageois et toutes les villageoises. La nation Tolmèque non-plus et ne semble pas être partie pour se démilitariser et faire la paix avec les Pejite, et vice-versa. Au mieux, ça ressemble à un retour à la case départ. Rien n’indique que les régimes politiques et économiques de l’univers du film soient même un tout petit peu réformés après avoir évité une catastrophe écologique majeure (= crever sous les mandibules d’insectes géants), elle-même étant la conséquence de ces régimes. Là aussi, et ça me fait mal de l’avouer, l’interprétation écologiste a de grosses limites. Mais je vais me rassurer en me disant que c’est parce que le film n’adapte qu’une petite partie du manga, et que ce dernier est bien plus complet sur l’écologie.

Malgré tout, je suis très heureux de constater que le film se base sur un point de vue (à défaut d’une analyse) matérialiste. Après la projo, on a abordé le fait que le film était “pro-science”. C’est plutôt vrai, même s’il y a quand même de grosses influences spirituelles. Mais j’irais vais plus loin en affirmant qu’il est matérialiste, c’est-à-dire qu’il s’attache à nous décrire concrètement comment fonctionne son univers et comment les personnages évoluent dedans. Par exemple on comprend clairement comment la Vallée du Vent a pu subsister malgré la destruction du monde par la forêt toxique, et on a une bonne idée de comment les villageois(es) vivent au quotidien. Surtout, ce point de vue matérialiste est adopté par 2 personnages importants : Nausicaä et Yupa l’aventurier. Tous les deux cherchent à comprendre d’où vient la forêt toxique, afin de trouver un moyen pour tout le monde de mieux vivre malgré les conditions écologiques difficiles. Pour cela, iels effectuent des enquêtes de terrain (Yupa) et des expériences (Nausicaä) pour comprendre leur réalité matérielle. Sauf que ce postulat est contesté par la princesse fasciste Tolmèque (celle avec un bras en moins) qui aborde ce même sujet d’un point de vue authentiquement réactionnaire : elle veut détruire la forêt toxique pour revenir à un passé fantasmé où les humains régnaient en maitre sur la nature (et tout ça en utilisant l’arme qui a amené à l’effondrement, l’un des géants destructeurs, métaphore très claire de la bombe nucléaire). Les Tolmèques réactionnaires sont très concrètement tourné vers leur passé et veulent à tout prix y revenir. Tandis que les matéralistes Nausicaä et Yupa sont en phase avec leur présent. Je crois que c’est un aspect crucial qu’on a manqué de mentionner pendant l’échange après la projo. Parce que je pense que c’est quelque chose de très important et subtil dont on a besoin aujourd’hui. Adopter une analyse matérialiste ce n’est pas se borner à commenter l’actualité par exemple, et sauter de polémiques en polémiques, en s’indignant toujours plus fort à chaque fois. C’est plutôt de regarder le Présent en face concrètement, tout en prenant du recul. C’est un alliage subtil d’une analyse théorique et pratique précise avec une critique globale. Attention, l’analyse du passé est incontournable pour contextualiser et éclairer ce que l’Histoire nous laisse en héritage. Mais ce n’est pas ce qui est fait aujourd’hui. Nous sommes déconnecté(e)s de notre présent. En politique, comme au quotidien, on se réfère trop souvent au passé (voire on l’admire). Et même d’un point de vue strictement esthétique : on nous ressort tout le temps 1789, ou les “jours heureux”, le CNR, le Front Populaire, la Commune de Paris ou l’indécrottable Jaurès. Pendant ce temps là, on peine à comprendre les rapports de force, de domination, d’exploitation qui sont les fondements de notre société d’aujourd’hui. On peine à comprendre les évolutions politiques, sociales, écologiques, morales, psychiques, etc. qui se déroulent sous nos yeux. On veut changer les choses, sans connaitre vraiment “les choses”. On se berce d’illusion, on refuse de voir le présent en face et d’en tirer les conclusion qui s’imposent. C’est comme si chaque semaine on redécouvrait l’eau chaude : que les gouvernements sont des connards, que ton patron s’enrichit sur ton dos, que la planète brûle, que les meufs de ton entourage vont souffrir de violences à cause des mecs de ton entourage, que les keufs ont toujours le droit de buter les petits du quartier d’à côté, que les sans-papiers doivent toujours vivre dans la peur d’être enfermé(e)s… Sauf que tout ça on le sait déjà. C’est la même chose depuis au moins 40 ans. Et on est toujours infoutu de trouver le moyen de renverser la table, évidemment puisqu’on a les yeux et les pieds tournés vers hier. Je pense qu’il est plus qu’urgent de s’atteler à l’analyse et à la compréhension du présent, comme Nausicaä et Yupa, et reprendre la “critique impitoyable de tout l’existant” comme disait l’autre.

Wow c’était méga deep pour un petit texte sur un dessin-animé. Trop, même. Promis je le referais plus (je le referais quand même, je sais que je peux pas m’en empêcher).

( Petite parenthèse. On a souvent tendance à dire que les œuvres de Miyazaki ne sont pas manichéennes. C’est vrai quand on analyse les personnages individuellement. Mais, dans ce cas-ci, je trouve que le film est très clair sur les positionnements des différents camps : les Tolmèques sont réactionnaires et bellicistes, les Pejite répliquent par la lutte armée, tandis les habitant(e)s de la Vallée du Vent subissent la violence des Tolmèques mais trouvent une solution par la voie non-violente grâce à Nausicaä. )

Je veux juste terminer avec une dernière remarque rapide : le film a inspiré plein d’autres œuvres postérieures. J’ai remarqué quelques petits éléments donc je vous fait une liste :

  • le générique de début en mosaïque qui raconte l’histoire du monde de droite à gauche me faisait penser à The Legend of Zelda, mais en faisant quelques recherches je n’ai pas réussi à trouver d’équivalent, donc j’ai dû me tromper

  • les thèmes religieux m’ont fait penser à Neon Genesis Evangelion

  • les géants m’ont carrément fait penser aux titans de Shingeki no Kyojin

La liste n’est pas exhaustive, si vous avez d’autres exemples vous pouvez me les adresser sur mon compte Mastodon : @[email protected]

Pour conclure, je voudrais rappeler que Nausicaä de la Vallée du Vent est un dessin-animé destiné à un large public. Tout ce que j’ai pu développer ici sont donc à remettre dans ce contexte. C’est pas obligatoire de creuser les sujets du film, son esthétique, ses influences ou son impact sur la culture populaire quand on le voit. Ça n’empêche pas la critique, ni l’analyse, mais on a tout à fait le droit de le prendre juste comme un super film d’action-aventure, poétique avec un message mignon. En plus les musiques sont superbes.

Je pense que je retournerais voyager du côté de la Vallée du Vent un ces jours. Et si vous ne l’avez pas encore fait, je vous y invite chaudement. On dit qu’il y fait bon vivre, entre les vignes et la rivière.


* mais surtout parce que je me crois hyper smart (j’ai un très gros cerveau) ; blague à part, je suis certain de ne pas apporter une lecture particulièrement innovante mais j’avais juste envie d’en parler ☺️

** je précise que je ne jette la pierre sur personne. Il y a plein de raisons pour lesquelles on n’a pas abordé ce que j’ai détaillé ici, et c’est pas grave. Ça m’invite à me remettre à écrire, et ça, ça fait plaisir.

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