“Gravesinger” c’est cool
(un texte que j’ai écrit dans sa grande majorité en mars dernier à propos d’un morceau que j’aime énormément)
On va faire un exercice (pour vous, comme pour moi). Vous allez écouter le morceau, et après j’essaye de vous exposer pourquoi je trouve ça cool.
C’est bon ? Let’s go.
D’abord, petite mise en contexte. Shadow of Intent c’est un groupe de Metal américain qui existe depuis plus de 10 ans maintenant. Démarré par 2 potes (Ben Duerr & Chris Wiseman) comme un projet musical centré sur l’univers des jeux vidéos « Halo », le groupe s’est finalement émancipé de cet univers thématique. Aujourd’hui, Shadow of Intent a 4 albums à son actif et plus de 350 000 auditeurs et auditrices par mois sur Spotify. Le morceau dont je parle ici est tiré du 3ème album du groupe, intitulé Melancholy, publié en indépendant (donc sans maison de disque) en août 2019.
Déjà le morceau « Gravesinger » est cool parce qu’il n’est pas trop long : 4 minutes. D’un côté c’est (beaucoup) plus long pour les standards actuels dans d’autres styles comme la Pop par exemple, mais de l’autre, pour un morceau de Metal c’est plutôt dans la moyenne-basse en terme de longueur d’un morceau (là où d’autres groupe dépassent facilement les 5 minutes). Quatre minutes c’est suffisant pour développer les thèmes musicaux et les paroles, sans être trop répétitif, ni expédiés à la va-vite. Ce n’est pas le morceau le plus court de l’album, mais il est néanmoins globalement moins long que les autres, comme « Melancholy » (qui ouvre l’album) avec 5min15, « Malediction » (qui clos l’album) avec 5min40, ou encore « The Dreaded Mystic Abyss » (antépénultième) avec 10min26 (!).
Ensuite c’est cool parce que la production est aux petits oignons. Cela dit, de nos jours, pour un groupe de la stature de Shadow of Intent, c’est normal d’avoir une bonne production. Mais tout de même, on peut apprécier les effets justes et bien dosés sur la voix et les instruments, le tout dans un mixage excellent. Ce sont Chris Wiseman & Christian Donaldson qui se sont chargé de la production musicale. Le premier est le guitariste de Shadow of Intent depuis la fondation du groupe & le second celui de Cryptopsy, autre groupe du genre (à 3 vaches près). Ce dernier a également participé au mixage et mastering de beaucoup d’autres projets musicaux du même type (cf. sa page sur Metal Archives longue comme le bras). Donc ce ne sont pas des débutants qui ont pris en charge cet aspect du morceau. De plus, ça s’est fait avec comme objectif de servir le propos artistique des auteurs. Résultat : bah ça marche hyper bien. Aucun passage ne fait « pouèt », c’est-à-dire qu’on ressent bien les impacts du son. Par exemple, à la fin du morceau, après le solo (à partir de 3min35), les coups de batterie résonnent super bien et les guitares prennent tout leur espace sans que l’un ne prennent la place de l’autre, ou que l’un soit moins bien exécuté que l’autre. Autre exemple : la basse ressort super bien du mixage, ce qui est relativement rare dans ce genre musical. On l’entend très bien au début du morceau, par exemple, où elle est mise sur le devant de la scène, mais aussi à la fin, où elle joue, en contrepoint de la guitare et de la batterie, une mélodie discrète mais qui se place super bien avec les autres instruments. Enfin : les parties orchestrales (cordes, cuivres, tambours, chorale, etc.) sont très bien intégrées avec les instruments plus habituels du Metal. Mêmes s’ils sonnent synthétiques, c’est pas très grave. Je pourrais presque dire que c’est assumé avec cette mélodie de piano (à partir de 2min18) qu’on peine à entendre mais qui est là pour l’esthétique, pour le son (l’identité sonore) du piano.
C’est cool aussi par la construction du morceau. Le tempo est d’environ 100 battements par minutes (bpm). A première vue, ça peut paraître assez lent - une bonne partie du répertoire des musiques actuelles étant plutôt autour de 120 ou 130 bpm. Sauf que les musiciens jouent avec ce tempo. Ils savent l’utiliser pour la lenteur, la lourdeur et le groove, en jouant à la noire ou à la blanche. Mais ils savent aussi amener de la vitesse et de l’énergie, en jouant à la croche, voire la double-croche. Donc avec 1 seul tempo et 1 seule signature rythmique (4/4, en gros ça veut dire que c’est pas une valse), ils amènent beaucoup de dynamiques différentes à travers les parties du morceau (couplet, refrain, pont, etc.).
D’abord il y a l’introduction, avec des sons de violons volontairement dégradés par la production, qui donnent une ambiance malveillante d’entrée de jeu. Ensuite entrent avec fracas la basse et la batterie, tous les deux bien mise en avant, l’orchestre se met alors un peu en retrait. La batterie joue avec les « toms » graves un rythme assez groovy, quasi tribal, mais reste encore cette ambiance sombre. Puis arrivent enfin les guitares. Cette fois la batterie change et passe sur la caisse claire avec un rythme presque militaire. Les guitares, elles, viennent prendre beaucoup d’espace avec une seule longue nappe. Celle-ci se terminerait presque en larsen si le chanteur ne venait pas rompre le momentum avec un gros cri, qui nous amène au premier couplet.
Celui-ci est composé de 2 riffs principaux. Le premier est hérité de l’introduction. Il s’appuie beaucoup sur le groove. Il est construit avec des notes de guitares et de basses synchronisées avec les coups de grosse caisse de la batterie, qui alternent entre des notes graves étouffées avec la paume de la main (« palm mute » dans la langue de Will.i.am) et des notes aiguës jouées en accords. Cette alternance fait sonner les notes comme de multiples explosions. Pendant ce temps, la batterie pousse la dynamique plus avant, avec un jeu d’abord lent au niveau de la grosse caisse (synchronisé avec la guitare et la basse, on l’a dit) et la pulsation maintenue par les cymbales (crash ou china je sais pas exactement) et la caisse claire. Puis la grosse caisse s’émancipe des cordes et joue en double-croche par dessus le rythme du duo guitare-basse. Le décalage entre les deux rythmes (très rapide pour la batterie, plus lent/groovy pour les cordes), loin de tuer la dynamique, renforce la puissance du riff et contribue à légitimer le rythme joué par les cordes (« repetition legitimizes » comme on dit). En plus, ça garde l’auditeurice accroché(e) à la dynamique du morceau, attentif/attentive à la suite.
Le temps d’un roulement de batterie et nous voilà au deuxième riff. Alors que la voix très bien maîtrisée de Ben Duerr vient s’imposer dans le morceau (à tel point que la guitare et la basse font silence - à 1min pile - et ne repartent qu’avec le chant), le riff est ici plus classique pour ce genre musical. Il est entièrement en « palm mute », avec une succession de notes assez rapide sans discontinuer, pour faire bouger les têtes. Pour la batterie, même chose qu’auparavant : d’abord on synchronise la grosse caisse avec le riff, puis on en sort pour jouer des double-croches agressives. Petite subtilité, au bout d’un moment une guitare vient jouer une mélodie rapide et aiguë (plutôt orientée vers l’oreille gauche – magie du stéréo). Là encore ça vient renouveler l’intérêt de l’auditeurice, en amenant un petit élément de nouveauté. Cette mélodie n’est pas particulièrement mise en avant par le mixage, et contribue essentiellement à accélérer la dynamique. Elle se place juste avant que la batterie ne se désynchronise du rythme du riff et ne vienne encore pousser le morceau vers plus de rapidité.
Encore un roulement et PAF, nous voilà au refrain. J’écris « paf » pas seulement par amour pour les onomatopées mais aussi et surtout parce que le refrain fait vraiment l’effet d’une claque. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai reçu la première fois que je l’ai écouté. J’ai vraiment été très surpris par ce changement de ton, tout d’un coup. La batterie joue un « blast beat » (ou « rythme explosif » en traduction littérale), c’est-à-dire un jeu très rapide, comme si on avait doublé le nombre de battements par minute. Elle sonne comme une attaque rapide dans les anime japonais, avec plein de coups rapides et puissants. Les guitares, elles, contrairement au couplet, jouent ici plutôt des accords. L’orchestre, de son côté, revient un peu sur le devant de la scène, avec plus d’arrangements, plus de mélodies, les chorales sont plus présentes. Mais c’est surtout la voix qui détonne. Jusqu’à présent, elle avait été utilisée de manière assez classique pour un morceau de ce genre musical (ce qui n’enlève en rien la virtuosité de Duerr). C’est une voix saturée, majoritairement grave (ou « growl » dans la langue de Snoop Dogg - cf. 1min02), avec quelques passages medium ou aiguë appuyés avec des effets (comme si la voix sortait d’une vieille radio). Mais dans le refrain, la voix saturée est totalement aiguë (ou « scream » dans la langue de Pharrell Williams). Et surtout, le guitariste vient ajouter son petit grain de sel. Le chanteur & le guitariste chantent tous les deux, en même temps, la même phrase : l’un avec une voix entièrement saturée, et l’autre plus mélodique.
Le mélange de tous ces éléments donne un côté épique au refrain. C’est comme si on s’envolait vers des cieux noirs et mélancoliques. Entre deux passages vocaux conjoint avec le guitariste, le chanteur ajoute seul quelques mots avec un effet de « delay » (ou « retard »), qui fait répéter des mots ou des syllabes, et donc les renforcent. Cette voix est par ailleurs magnifiée par une très belle réverbération (ou « reverb » dans la langue de Dr Dre) qui renforce l’image d’un envol triste. Et puis c’est la redescente.
À la suite du refrain vient le second couplet, lui-même divisé en 3 parties. La première est plus posée, comme pour nous laisser le temps d’atterrir depuis le refrain. Un retour sur terre pas très joyeux, comme si on retournait au front. Le paysage semble désolé et gris. Là c’est la basse qui est la plus mise en avant, en amenant une ambiance grave à ce début de couplet. Le bassiste joue une ligne assez rapide, contrairement aux autres instruments, et qui monte pas mal dans les aiguë, ce qui est assez rare pour cet instrument dans ce style musical. Encore une fois, ça permet de maintenir la dynamique du morceau. Le riff suivant reviens mettre une couche, à l’image du 2ème riff du 1er couplet. C’est un riff très classique dans ce genre. Il file tout droit, avec essentiellement du palm mute, un peu de groove, mais surtout beaucoup d’énergie. En parallèle, la batterie joue sa grosse caisse en double-croche. Puis viens finalement le 3ème riff de ce second couplet. Celui-ci détonne des autres car il est très mélodique. Les notes, toujours en palm mute, très syncopées, sont appuyées par la synchronisation entre la grosse caisse et les cordes. En arrière plan, l’orchestre reprend un peu d’espace sonore, avec une mélodie envolée au piano. Ces mélodies tournent quelques mesures avant que celle de la guitare ne descende et se résolve dans le retour du refrain. La voix quant à elle retourne au grave jusqu’au 3ème riff, où elle alterne entre du growl et une voix medium-aiguë (avec cet effet radio comme précédemment). Au final, ce second couplet ne fait pas revenir d’éléments du premier couplet (pas de répétition de riffs par exemple). En revanche, on n’est pas totalement perdu dans cette succession de motifs musicaux. C’est encore une fois grâce à la production, qui fait persister l’ambiance du morceau, toujours sombre et malveillante, notamment grâce à la réutilisation de l’effet « vieille radio » sur la voix (qui est peut-être la seule réutilisation d’un élément du premier couplet, car sinon tout le reste est différent, même les paroles).
Le refrain se répète une seconde fois, ce qui le légitime et fait encore mieux résonner la mélodie des voix, maintenant qu’elle est familière à nos oreilles. Puis, contrairement à précédemment, la suite d’accords du refrain continue, laissant la place au solo de guitare. Celui-ci est en 2 temps. La première partie est plus lente, avec des longues ligatures et une mélodie facile à suivre, qu’on pourrait presque chanter. La seconde est plus rapide, pour montrer la virtuosité du guitariste (on appelle ça « shred » dans la langue de Van Halen). Ça donne un solo relativement long, mais pas désagréable. Les 2 parties s’enchaînent bien, avec la batterie qui vient légitimer le changement de rythme du solo, elle-même jouant plus rapidement avec un passage de la grosse caisse à la double-croche et la caisse claire à la croche. Ce cheval au galop s’arrête relativement brutalement après un roulement de batterie endiablé, parallèle au solo.
La conclusion du morceau se fait très solennellement, avec quelques coups de batterie pour marquer les changements d’accords à la guitare, qui joue de longues notes - alors que la basse continue sur un rythme plus rapide en comparaison, même si elle est plus discrète. Les chœurs continuent de s’envoler en jouant une mélodie analogue à celle du refrain. Puis c’est la batterie qui achève le tout avec 2 coups sur les toms placés à la fin de la mesure, comme s’ils annonçaient une continuité. Mais non, c’est ici que ça s’arrête.
On pourrait décrire la construction du morceau comme : intro-couplet-refrain-couplet-refrain-solo-outro. Et on n’aurait pas tort. Mais pour être plus précis, il faudrait le décrire comme : intro-A-B-C-B-B1-outro. B étant le refrain, et son pendant B1 le solo. Ça me semble être une description plus appropriée car le morceau est finalement très riche. On a, au total, 5 riffs et 8 motifs musicaux différents, en 4 minutes ! Ils s’enchaînent relativement rapidement et, surtout ne se répètent pas, sauf le refrain. Ça donne un morceau qui avance de manière implacable comme un pachyderme enragé qui charge, toutes oreilles déployées, les défenses en avant.
On a beaucoup parlé de la musique spécifiquement, sans trop toucher aux paroles. D’abord, il faut souligner la grande attention porté à l’écriture. Aucune phrase ne se répète, sauf le refrain, mais bon ça ne représente que 2 lignes donc c’est pas la majorité de la chanson. Si j’en crois la page Genius, le morceau met en scène le personnage de « Gravesinger », « une sorcière surnaturelle qui déteste l’humanité » dont le plan serait d’« utiliser la Melancholy introduite dans la chanson précédente [de l’album NDT] pour détruire l’humanité en propageant une épidémie de dépression suicidaire ». On retrouve tout ça dans un vocabulaire très superlatif et lié à la déité pour décrire le personnage, surtout dans le 2ème couplet :
« Vindictive, I am deific in origin
For I dwell beyond the walls of man
Amalgamation of chimera and permanence
I hold the power of all that is »
« Vindicative, Je suis d’origine divine
Car je demeure par-delà les murs des hommes
Fusion d’une Chimère et de la permanence
Je détiens le pouvoir de tout ce qui est »
(traduction personnelle)
Tandis que le plan de la sorcière transparaît plutôt dans le 1er couplet, de façon très imagée qui rappelle l’horreur cosmique à la Lovecraft :
« The raging fire blazing, all mankind undone
I declare you the soon to be departed
Unspeakable atrocities shall come to light
You are all servants to ideals and stigmata »
« Le feu éclatant enrage, toute l’humanité est ruinée
Je te déclare être bientôt plus parmi nous
Des atrocités indicibles seront révélées
Vous êtes tous des serviteurs d’idéaux et de stigmates »
(traduction personnelle)
On retrouve aussi cette « épidémie » de mélancolie auto-destructrice dans le refrain :
« Deliverance is a fairy tale shared by all
Liberation, rebel, rise »
« La délivrance est un conte de fée auquel tout le monde croit
Libération, rébellion, soulèvement »
(traduction personnelle)
Mon interprétation personnelle la « délivrance » dans ce refrain c’est qu’elle représente la sortie de la dépression. Les paroles étant écrites du point de vue de la sorcière, celle-ci affirme que cette délivrance est illusoire, un « conte de fée », très largement partagé dans la population. La deuxième phrase est ambivalente. Soit elle est ironique et représente un cri, voire un ordre, de la sorcière pour « se libérer » de ce « conte de fée », et donc céder à la dépression et au suicide, comme le veux le plan de Gravesinger. Soit c’est un cri de défiance envers ce personnage maléfique, pour se libérer de son emprise.
Quoi qu’il en soit, la mélodie du refrain, couplée à ces paroles, c’est vraiment ce qui m’a happé dans le morceau. C’est sa pièce centrale à mon avis. C’est là que tous les talents groupe (instruments, voix, paroles, écriture, production) se montrent dans toute leur virtuosité et qui élèvent le morceau au stade d’excellence.
En bref, c’est très très cool.
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